28 octobre 2006

La lettre

Épisode 3
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À Nancy mon amour,

Tu te souviens toutes les lettres que l'on s'écrivait autrefois? Nous en avons gardé une caisse, cette voûte contient un trésor qu'il ne faut jamais perdre. Ces lettres sont la chronique de notre passé, elles seront une riche source de bonheur dans nos jours futurs.

Il est dommage que la fréquence de nos lettres ait diminué, les six pages manuscrites hebdomadaires ont été remplacées par les regards furtifs et les petits gestes qui caractérisent les couples d'âge. Il faudrait aussi peut-être montrer du doigt l'Internet et le SMS qui ont promu la gratification instantanée au détriment de la lettre-escargot... :(

En écrivant cette histoire que j'ai commencée il y a déjà des semaines, j'ai soudainement eu le goût de prendre un peu de recul hors du brouhaha quotidien et de t'admirer comme tu le mérites. Quand je fais cela d'habitude, je passe une soirée à te raconter pourquoi je t'aime et toi tu rigoles en te demandant sans doute si tout ce que je raconte est vrai. Aujourd'hui, j'avais plutôt envie de l'écrire. Et puis, c'est reposant de t'écrire ainsi, c'est comme les conversations que nous avons parfois avant de nous endormir, ces petits moment bien à nous où rien ne peut nous arriver et où nous façonnons le monde à notre manière.

J'ai perdu le compte: combien de fois au cours de ces conversations t'ai-je répété: « Un jour Nancy, tu feras quelque chose de grand »? A mes yeux, tu es déjà une de ces grandes personnes. À chaque fois que je fais cette constatation à ton sujet, je suis frappé d'émotion. Je me gonfle le torse pour montrer ma fierté de coq. MA blonde! Hahaha!

Mais sans blague, quelle vie incroyable tu m'as donnée! Il y a de quoi être fier, non?

Je suis sidéré par le fait qu'il n'y a pas si longtemps encore, nous étions à St-Hubert dans notre simple petit condo près de la jungle, notre vie toute nou-ni-nou mais si intensément satisfaisante. Nous les avions là aussi nos conversations, je me souviens avoir discuté maintes fois de notre vie qui changerait si le Cirque du Soleil appelait. Nous l'avons analysée de fond en comble cette question et nous avons vu là une opportunité pour la famille de grandir encore. Si le téléphone sonnait, nous savions déjà que nous accepterions.

Mais de rester assise à côté du téléphone à attendre qu'il sonne n'est pas trop ton style, n'est-ce pas? Tu as toujours une forte tendance à prendre ce téléphone et à mettre les choses en mouvement, question d'aider un peu ta fortune. Je t'ai regardé agir et n'ai pu qu'applaudir ta démarche, je suis toujours impressionné par ce talent que tu as.

Au téléphone, tu as commencé par t'afficher disponible auprès de tes amis au Cirque, Micheline et Éric, sans qui rien de ceci ne serait arrivé (encore une fois, grands mercis!). Tes bons amis t'ont ouvert la porte mais il fallait aussi que tu la franchisses. D'abord de faire ses débuts au Cirque quand on est dans la mi-trentaine et après avoir mis au monde deux poupons, ce n'est probablement pas ce que j'appellerais une entrée typique. Tu allais devoir faire face aux préjugés et montrer doublement que tu avais ce qu'il fallait. Ensuite tu te présentais avec un CV moins que parfait qui contenait les traces d'une blessure majeure. Encore une fois tu devrais te montrer allumée et brillante pour chasser cette ombre de sur toi.

Mais les êtres supérieurs ont cette facilité à convaincre les autres et sont capables d'une rapidité d'action pour tourner en leur faveur le timing le plus inattendu. Quand le téléphone a finalement sonné, j'ai vu tes yeux s'allumer et tes neurones se mettre en marche. Après cette conversation, il te fallait en très peu de temps retrouver ta forme physique, produire une cassette vidéo de toi en plein exercice et obtenir une certification d'un médecin spécialiste que ton cou ne poserait pas de problème.

Quand je pense aux flings-flangs que tu as faits pour te trouver une structure de bungee dans la région de Montréal et de convaincre en plus sa gardienne de te laisser l'utiliser pour tourner ton vidéo, j'en frémis. Il y avait une quantité impossible d'obstacles entre le coup de téléphone du Cirque et cette cassette. Un par un tu les as tous enlevés. Tu as tout mon respect pour ce coup-là, je ne sais vraiment pas comment tu as fait.

Et puis quand ton médecin, le Dr. Pokrupa, depuis le temps déménagé à Kingston pour diriger le département de neurochirurgie de l'endroit, a accepté de te recevoir, tu es partie en expédition avec les enfants pour aller à sa rencontre. En quelques jours, tu avais dans la main la lettre d'un prestigieux neurochirurgie qui donnait le feu vert à des activités sans impacts.

Pas étonnant qu'ils t'aient acceptée, tu avais réuni en un temps record tout ce qu'il fallait sans lésiner sur la qualité. La suite s'est déroulée si vite que je n'ai même pas eu le temps de m'habituer à l'idée. Tu es partie quelques semaines plus tard et toute ta famille a regardé ton avion décoller.

Tu nous as beaucoup manqué pendant les mois qui ont suivi, sans toi la vie est vite devenue ordinaire. Le seul piment de cette longue période est lorsque nous sommes allés te visiter. Les enfants étaient si heureux de prendre l'avion! Lorsque nous nous sommes assis dans la salle pour voir ton spectacle et que nous t'avons reconnue sur la scène, nous étions ravis! Lorsque Pounne, toute petite, debout sur son siège s'est écriée « c'est maman! » de tous ses poumons dans la salle, j'ai littéralement fondu.

Je te regardais sans cesse, j'en pleurais de joie, je n'arrivais pas à croire ce que mes yeux m'envoyaient. Là sur la scène, tu me rappelais une orchidée qui a mis des années à s'épanouir et qui s'offre à la vue de tous. J'avais le coeur chaviré, je ne voyais plus que toi, je te cherchais à chaque fois que tu disparaissais dans les coulisses et souriais comme un enfant lors que je t'apercevais dans une peau neuve, toi aussi toute souriante comme jamais je ne t'avais vue auparavant. Tes mouvements étaient composés de la grâce et de l'assurance d'une femme de trente ans. On y voyait aussi la force et la souplesse d'une fille de vingt ans et du même coup tu m'as fait rajeunir. Bleue, orangée, jaune et frangée, tu étais splendide dans tous tes costumes, tu brillais de mille feux et ta lumière m'aveuglait. Quand le spectacle s'est terminé et que la foule s'est levée, elle applaudissait la majesté de la production qui dépassait toutes les attentes. Les enfants et moi, nous n'applaudissions que toi. Bravo! Bravo! Maman Nancy, bravo! Quel dénouement pour ton spectacle qui a duré près de dix ans! La finale était grandiose!

Après trois mois, tu es revenue à la maison mais pas parce que le travail était terminé. Au contraire, ils auraient bien voulu te garder, pas vrai? Mais tu avais fait une promesse aux enfants: d'être avec eux pour le temps des fêtes et jamais en dix-sept années je ne t'ai vue briser une promesse.

Et dix-huit mois plus tard, le téléphone sonnait à nouveau et nous voici, cette fois toute la famille avec toi à partager ton rêve, à en faire partie. Quelle joie pour nous tous!

Je suis si heureux que tu aies pu vivre ce rêve. Si quelqu'un pouvait réussir l'exploit, c'était bien toi. La chance t'a peut-être un peu aidée dans toute cette histoire, mais pas autant que l'aide que tu t'es apportée à toi-même en gardant la tête baissée et en ne reculant devant rien.

Combien de fois Nancy m'as-tu demandé « Pourquoi m'aimes-tu? »? J'ai toujours répondu à ta question car pour moi les raisons sont claires et évidentes. Mes réponses ont un peu changé avec le temps, t'en es-tu aperçue?

Au début, j'admirais ton inspirante jeunesse féminine, ta générosité sans limite, ton intelligence vive qui savait toujours me surprendre.

Puis j'ai avec le temps découvert en toi d'autres qualités qui sont sorties au grand jour dans des situations particulières. Ton courage face à ce qui t'es arrivé m'a particulièrement impressionné mais par dessus tout, je suis toujours resté sans voix devant ton talent incommensurable pour l'éducation des enfants. Tu es une mère exemplaire et à chaque jour lorsque je regarde nos petits évoluer, j'en ai la preuve concrète et croissante.

Aujourd'hui je t'aime parce que tu es une source d'inspiration, non seulement pour moi mais pour tous ceux qui te connaissent. J'ai cette admiration qui me tenaille et me remplit d'humilité comme si je me trouvais en compagnie d'une sommité. Je suis constamment bouleversé par la force que tu représentes, cette énergie que rien ne peut atténuer. Tu sais prendre la vie par les cornes et la mener où tu veux et moi je te suis, je t'observe et je t'adore.

Quand j'ai entrepris cette histoire, je n'avais qu'un seul but: de faire connaître à toute la Terre la fibre extraordinaire dont tu es tissée. Ce serait un acte d'égoïsme énorme que de garder cette histoire pour moi seul. Je rêve à mon tour de voir des gens qui comme moi se trouveraient être inspirés par le récit de tes aventures et à voir en toi un modèle à imiter. Mon seul regret est de n'avoir pas su raconter l'histoire dans des détails plus riches car toi et moi savons que tout n'a pas été dit. J'espère pouvoir un jour reprendre cet ouvrage et lui rendre justice.

Je ne sais trop quelles surprises la vie nous réserve mais je suis certain d'une chose: c'est loin d'être terminé! En attendant que se déroule le reste de la pellicule, Nancy mon amour, permets-moi d'admirer encore une fois ta force qui ne diminue pas, ton talent de mère qui ne connais pas son égal, ton courage qui se réaffirme au fil des jours, ton intelligence qui ne montre pas de signe de ralentissement et ta générosité qui est ta marque de commerce depuis toujours.

Et que dire de ta jeunesse féminine, déesse de mes rêves qui ne vieillit pas...

Je t'aimais.
Je t'aime.
Je t'aimerai toujours.

Burt
xxx

24 octobre 2006

Après Q->LV

Pour ceux qui se demandent de quoi aura l'air ma carrière de blogueur après Q->LV, en voici un avant-goût.

Merci à tout ceux qui m'ont nourri d'encouragements.

21 octobre 2006

L'après-guerre

Deuxième épisode - deuxième partie
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Lorsqu'on est une athlète de calibre, la fin de sa carrière d'une manière moins que triomphale occasionne bien des soucis. Nancy n'a jamais voulu sombrer dans la déprime et son cerveau encore sous le choc s'est vite mis en marche pendant même que son cou était soutenu par un carcan de métal, version du collier cervical qui tient plus de l'appareil de torture du moyen-âge que du support orthopédique à la fine pointe. C'était clair que les sports d'impact étaient désormais hors de portée et cela signifiait à son grand désarroi qu'elle ne pratiquerait plus ni plongeon ni gymnastique.

Mais l'éventail des sports est infini et si le curling ne l'enchantait guère, elle fixa son esprit sur l'aérobie et le conditionnement physique. Et puis comme Nancy acceptait rarement un défi sans qu'il n'y ait au bout un objectif concret et mesurable, elle se mit dans la tête de s'inscrire à une compétition de fitness, un défilé de danse aérobique qui se déroule sur scène.

On a fini par lui enlever son support cervical et, malgré les mises en garde de ses proches, elle s'est mise à l'entraînement, une succession de cours de danse et d'exercices de musculation pour raffermir ses membres qui venaient de passer des semaines au repos.

C'est aussi à cette époque que Nancy s'est placée comme ingénieure dans une firme de Mont St-Hilaire. Le rêve de gagner sa vie en tant que voltigeuse venait de prendre un sérieux pas de recul car en elle à ce moment était forte la conviction qu'un jour elle reprendrait sa place sur la scène. Malgré toute l'évidence du contraire qui la suivait partout, les maux de cou, les engourdissements dans les bras, la perte de flexibilité associée à la fusion de trois vertèbres, dans sa tête prenait forme ce rêve qui allait guider ses pas pour les dix années à suivre. Sa résolution était de titane, du même métal que la plaque qui soutenait ses vertèbres.

Le jour ingénieure civile, elle concevait des structures d'acier et le soir, elle s'entraînait de plus belle en vue de la compétition qui approchait. Sa remise en forme tenait du miracle, dans l'espace de quatre semaines son corps avait repris ses proportions normales et son système cardio-vasculaire amenait plus d'oxygène à ses muscles que jamais auparavant. Je me permets une parenthèse sur la mention "proportions normales" qui pour Nancy s'avèrent être bien au-dessus de la moyenne. Un petit bras de fer quelqu'un?

La jour de la compétition, j'étais assis dans la salle, souffrant le spectacle des culturistes qui passaient avant et qui me faisaient rougir de honte d'être dans la salle. Lorsque son tour est arrivé, j'ai vu une Nancy très nerveuse se déchaîner sous la musique de ZZTop. Elle a fait quelques erreurs techniques, elle a oublié une grosse partie de sa routine, mais son énergie était telle qu'elle s'est tout de même classée troisième et a mérité le bronze pour la grande régions de Montréal. C'était en mai 1996, trois mois après sa première opération, 6 semaines après sa deuxième. À mes yeux, cet exploi venait confirmer que la vie de Nancy était loin d'être terminée. Elle n'a toutefois pas voulu continuer les compétitions de danse aérobique, jugeant toute l'affaire trop quétaine.

Lorsqu'on a connu la scène, les acclamations du public et la vie de bohème, le travail de bureau n'est jamais vraiment satisfaisant. C'est pourquoi la venue de notre Sam à la fin de 1998 a été un énorme soulagement. Le congé de maternité est malheureusement passé trop vite et Nancy s'est astreinte à retourner au travail, déchirée comme tant de mère aujourd'hui entre le désir de faire fleurir sa carrière et celui de rester à la maison et s'occuper de son bébé. Nous sommes alors entrés dans le moule des gens ordinaires de la classe moyenne: la maison, la garderie, les deux voitures. Avec ça le stress, le surmenage et la déprime.

Le soir nous avions ce genre de discussions sur l'oreiller:

"Si seulement je pouvais me faire repêcher par le Cirque du Soleil, j'adorerais retourner dans le monde du spectacle, disait-elle

"Et ton cou Nancy, tu penses que tu pourrais tenir le coup?"

"Je ne sais pas, des jours je me dit que oui et d'autres, je ne vois pas comment je vais y arriver. Je suis malheureuse dans un bureau, c'est morne et triste, ce n'est pas moi."

"Tu pourrais rester à la maison si tu voulais, on n'a qu'à vendre la maison et on pourrait vivre sur un seul salaire. Tu pourrais te monter un numéro."

"Oui, c'est vrai, mais j'aime aussi notre maison, c'est un beau quartier pour élever Sam. J'aimerais un autre bébé ici."

Et nous continuions de tourner en rond sur les même sujets, n'arrivant pas à trouver comment faire se réaliser ce rêve qui devenait de plus en plus persistent. Pounne est arrivée en mai 2001 et en juin, je perdais mon lucratif emploi avec Nortel. J'ai rebondi dans une plus petite firme que je n'aimais pas et mon niveau d'énergie a chûté aussi vite que le prix des actions de mon ancienne firme.

Au même moment, notre petite a fait quelques épisodes de cyanose, où son corps devenait bleu et elle hurlait à s'en déchirer les poumons. Nancy devait retourner travailler et cette fois le dilemme lui tiraillait les entrailles plus que jamais. Le stress nous sortait par les oreilles et nous avons sombré dans un malheur intense et persistent, impossible à cerner, impossible à conquérir.

Nos conversations se poursuivaient:

"Je pense que nous devrions vendre cette foutue maison, disais-je. C'est elle qui nous rend comme ça."

"Comment?"

"Nous devons la payer, donc nous avons besoin de deux salaires, donc tu dois travailler dans un emploi moche au lieu de t'entraîner. Si on vend, on brise le cercle et on s'en sort."

"Tu crois? Je n'en suis pas si certaine."

"Il faut qu'on se dirige vers l'objectif et ce n'est pas en restant prisonniers de ces bouts de bois que nous allons pouvoir le faire. Il faut changer de milieu, c'est définitif!"

Et c'est ce que nous avons fait.

La maison a été vendue.

Nous avons acheté un petit condo pas cher.

Nancy s'est arrêtée de travailler.

Et du même coup, le soleil s'est levé à nouveau sur cette famille. Nous n'avons jamais regretté cette décision. Dans notre nouveau logis, Nancy a pu remplir son désir de mère sans stress. Nous avions plus d'argent que par le passé et plus de temps pour en profiter. Dans notre nouveau quartier, étions près des parents de Nancy qui n'ont jamais hésité à nous donner un peu de relève. Nous nous sommes fait de nouveaux amis, les Arjona, de bonnes personnes avec de superbes enfants qui sont vite devenus les meilleurs copains de nos petits. Tranquillement, la vie s'est replacée et les trois années où nous avons vécu dans notre condo ont sans contredit été les meilleures et les plus heureuses qu'il nous ait été donné de vivre.

À quelque part dans un coin de la tête de Nancy, cette tête supportée par un cou fracturé qui ne semblait plus causer de problèmes et qu'on aurait dit complètement guéri, continuait de germer son rêve, il prenait racine et arrivait à s'épanouir dans son esprit libéré de tout tracas.

Puis un jour, elle est passée à l'action.

------------------ Fin de l'épisode

Note: J'avais parlé de trois épisodes à venir dans mon billet du 11 septembre. Il en reste un seul, probablement en une seule partie cette fois. Merci à ceux qui sont restés jusqu'ici!

12 octobre 2006

L'éclat du soleil

Deuxième épisode - première partie
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Le soleil s'est levé deux fois le jour où Nancy est revenue de la Chine. J'ai manqué le premier lever. Il m'aurait été impossible de rater le second.

J'étais en compagnie des parents de Nancy, nous l'attendions à l'aéroport. Pour ménager son nouveau cou, la chanceuse s'était fait payer un billet en première classe, je m'attendais à moitié à ce qu'elle débarque avec les petites pantoufles Air Canada encore dans les pieds, un sourire Colgate au visage, les mains parfaitement lotionnées.

À la place nous avons eu droit à un lever de soleil, ses cheveux autant de rayons qui pointaient de son crâne, tous de la même longueur, raides comme des spaghettis dans leur boîte! C'était difficile malgré la solemnité du moment de ne pas éclater de rire.

"Tu t'es vu la tête?", lui ai-je demandé en l'embrassant aussi doucement qu'il m'était possible.

"T'es pas fin. Demain je vais m'acheter un chapeau", m'avait-elle répondu.

C'est Keny, le père de Nancy qui a pris le volant pour le retour à la maison parce que sa Corolla avait une suspension plus molle que ma Golf-tasse-toi-mon-onc'.

"Ouch Papa, essaie de ne pas trop prendre de bosses veux-tu?" disait Nancy. Le pauvre Keny faisait de son mieux mais il lui aurait fallu un aéroglisseur pour ne pas s'enfoncer dans les cratères de la 20 entre Dorval et le pont Champlain, en plein dégel. Et encore...

Malgré tout, nous avons fini par nous rendre et Nancy s'est installée chez ses parents pour un moment, le temps de récupérer un peu et de se faire dorloter. Ce n'est qu'après quelques semaines de ce traitement royal que Nancy est revenue chez nous à Ste-Foy, la ville de nos études et de nos folles amours. Nous savions que notre vie allait changer mais quand on a vingt-six ans, rien ne nous paraît si énorme n'est-ce pas?

Et c'est vrai que la vie avait une texture différente. Nancy portait maintenant des chapeaux, elle qui avait toujours dit "je n'ai pas une tête à chapeaux". Et puis elle peignait ses cheveux par en arrière comme le Fonz dans Happy Days, passant des quantité phénoménales de gel coiffant à tous les jours pour faire se coucher le barbelé, toujours avec un succès partiel. J'avais même composé une chanson sous cette inspiration que j'avais intitulée "Every day is a bad hair day".

Au-delà des changements toutefois il y avait une partie de Nancy qui n'avait pas changé d'un cheveu. Son envie par exemple, un dimanche après-midi, d'aller faire du patin à roulettes sur l'anneau Gaétan Boucher tenait de la folie, elle qui avait encore au cou son collier cervical, des douleurs et autres engourdissements de toutes sortes. Mais quand Nancy décidait qu'elle allait faire du patin, j'avais intérêt de ne pas me mettre en travers de son chemin. Le mieux que je pouvais faire était de la suivre et de l'empêcher de se casser le cou à nouveau. Pas facile, compte tenu qu'elle insistait pour patiner à reculons. J'en avais des sueurs froides. J'en ai encore quand j'y pense. Elle avait même fait le même coup à mes parents lorsque nous les avons visités un peu plus tard, mon frère s'en souvient encore...

Un jour, Nancy s'est décidée à aller consulter un médecin pour voir si tout était en ordre. Je me rappelle quelques neurologues à l'hôpital de l'Enfant-Jésus, l'air perplexe, profondément en discussions l'un avec l'autre. Comme Dupond et Dupont, ils nous avaient annoncé la nouvelle :

"C'est un travail partiel", avait dit l'un.

"Je dirais même plus, on dirait que le greffon d'os s'est déplacé vers le bas avant de se souder", avait dit l'autre

"Ce qui fait que C5 est à peine soudée, elle ne tient que par un coin qui nous apparaît ma foi bien fragile."

"Bien fragile. Il faudrait opérer ça, es-tu d'accord mon cher collègue?"

"Tout à fait, mais c'est toi qui le fais."

"Ah non, pas question!"

"Roche papier ciseau?"

"Voyez-vous madame, en se retournant vers nous, nous sommes beaucoup trop chicken pour vous opérer car d'après ce que l'on observe, il ne suffirait que d'un battement d'aile d'une libellule pour que ça casse à nouveau et là, oh là là, la moëlle va certainement se sectionner et vous allez être paralysée à tout jamais."

"Palarysée à jout tamais!"

Enfin, ça ressemblait à ça. Ces deux clowns ont passé leur message: Nancy n'était pas hors de danger mais ce ne serait pas dans cet hôpital qu'elle serait rafistolée.

Un autre voyage à Montréal, sous les conseils d'un membre de la famille médecin, et Nancy et moi nous retrouvons à l'Institut de Neurologie de l'hôpital Royal Victoria. Les radiographies ont circulé, sont passées entres bien des mains avant de se retrouver dans celle du champion de l'Institut, le kingpin des cous cassés, l'incomparable et irremplaçable Dr. Ronald Pokrupa. Deux jours après, sous sa direction, Nancy était admise et allait subir un nouveau cauchemar.

"Relaxe Nancy, cette fois-ci nous allons t'endormir et nous prendrons soin de toi après l'opération, ne t'en fait pas. Je te réserve une petite surprise...". Cet homme avait tout pour nous mettre en confiance.

Quelques heures sous anesthésie et Nancy s'est retrouvée avec une plaque de titane vissée dans le cou. Le trou de sa hanche s'était un peu agrandi, il avait fallu plus d'os pour combler le manque autour de C5.

"Je veux ma surprise" avait-elle dit au réveil.

On lui mit une télécommande dans la main.

"Quand ça fait mal, tu appuies ici ma belle, fit l'infirmière, tous tes problèmes vont s'en aller."

"Ah oui? Je peux essayer? Pfuit. Ohhh, ahhh, je me sens bien tout à coup..."

L'auto-injecteur de morphine est vite devenu l'ami de Nancy qui avait tant souffert. Parfois avant de s'endormir, elle sombrait dans un délire onirique qui la faisait rire. Elle voyait des créatures fantastiques se jeter devant elle et me racontait tout bas le bien-être qu'elle vivait de les voir.

La seule créature fantastique que j'ai vue ce jour-là se trouvait dans son lit, pleine de sommeil et de rêves...

------------------- À suivre

09 octobre 2006

Invitation

Voilà, le premier épisode est terminé, en trois parties parce qu'il y en avait tellement à dire. Les deux autres seront probablement moins longs, mais je ne fais pas de promesse... :)

Merci à Patrick Lagacé pour la belle publicité. À tous ceux qui arrivent de son site, bienvenue sur Québec -> Las Vegas. Petite précision pour vous: l'accident a eu lieu il y a 10 ans et Nancy ne travaillait pas pour le Cirque du Soleil à l'époque. Ce qui m'a poussé à écrire cette histoire est la conclusion à laquelle elle est arrivée à force de courage et de détermination: l'atteinte de son rêve de travailler pour le Cirque, malgré son cou brisé. C'est une histoire inspirante et je voulais que toute la province puisse la lire. Si vous vous en sentez l'envie, faites-la suivre à vos amis avec le message suivant: n'abandonnez jamais la poursuite de vos rêves.

La suite bientôt...

04 octobre 2006

La chambre bleue

Premier épisode - troisième partie

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Nancy regardait défiler le plafond tandis qu'on roulait la civière vers sa chambre bleue.

"Juste un petit peu, pensa-t-elle, encore un instant et je pourrai me reposer".

Déphasée et meurtrie, ses muscles arrivait enfin à se détendre, la douleur encore assommante mais tellement moins intense que sous les couteaux des chirurgiens.

"Le pire est passé, se dit-elle en tentant de sonder le trou laissé sur sa hanche mais sans trop y parvenir à travers l'épais bandage. Ce nouveau cratère sur son bassin allait la faire souffrir encore un peu mais c'était le prix à payer pour avoir retrouvé la possibilité de le masser de ses propres doigts lorsqu'il lui en viendrait l'envie.

"Ils m'ont sauvé la vie..." Sa reconnaissance envers le Dr. Nong et ses assistants n'avait pas de bornes mais elle avait enrore peine à croire que cette histoire se terminerait bien.

La cicatrice sur le devant de sa gorge était aussi recouverte d'un bandage, à l'abri des infections qui menaçaient encore d'y pénétrer. Là aussi, le temps ferait son oeuvre, que sera sera.

Le vestige le plus étrange et troublant de l'opération se trouvait sur le dessus de son crâne tondu, tenu en position par des vis mises en place quelques minutes auparavant, toujours sous l'anesthésie réconfortante de la voix de Zoé. Elle ne tarda pas à comprendre l'utilité pratique de ce bout de métal qui envahissait sa tête, grotesque excroissance aux surfaces polies.

"Nous allons placer votre cou en traction pour favoriser la tenue du greffon". L'objet n'était autre que la version médicale d'un oeillet, crochet fermé sur lequel on attache une corde. "Vous ne pourrez pas quitter votre lit pendant au moins un mois", avait dit le Dr. Nong.

"Merde", pensa Nancy, soudainement lasse, ça ne finira donc jamais.

La chambre bleue n'avait rien d'un hôtel quatre étoiles. Ses murs recouverts de céramique étaient dénudés de tout ce qui rend un espace agréable au regard. Le minuscule lit qui semblait sorti tout droit d'un épisode de M*A*S*H était recouvert de rouille malgré d'innombrables couches de peinture pour l'en préserver. On pouvait blâmer les différences culturelles pour l'absence de toilette que Nancy n'aurait pas pu utiliser de toute façon, mais il était difficile d'entrevoir les raisons qui justifiaient l'absence d'un robinet d'eau chaude dans une chambre d'hôpital, remplacé par un thermos aux dimensions épiques qui était rempli quotidiennement par une petite dame et sa chaudière sur roues.

Nancy voyait toutefois le beau côté des choses: il y avait une fenêtre dans sa chambre bleue et, ô luxe impensable pour les autres bénéficiaires de l'établissement, elle y habitait seule. La plupart des autres pensionnaires partageaient le même lit liliputien, à deux et parfois même à trois!

"Nous allons t'arranger cette chambre Nancy" firent ses amis en cette veille de l'année du Rat. Sur les murs se sont montées affiches et décorations traditionnelles qui pimentèrent un peu le décor.

Nancy, le cou en traction dans sa chambre bleue, environ 24h après l'intervention.


Ce sont ces mêmes amis qui ont pris soin d'elle car aucune infirmière en blouse blanche ne visitait les patients. Typiquement dans ce coin du monde, ce sont les familles qui veillent aux soins de leur frères et soeurs, filles et fils malades. Les camarades de Nancy lui ont fait sa toilette, l'ont nourri, raconté les histoires et les potins courants, lu les fax que je lui envoyais quotidiennement, tenu compagnie pendant de longues journées en lui massant les bras et les jambes, le dos et les fesses pour ne pas que Nancy développe des plaies de lit. Parmi ceux là, la tendre Anne fut d'un grand secours, sans oublier de mentionner Mimi et Joy, Jo, Dany et Brian.

Ce sont eux aussi qui se sont préoccupés qu'elle garde la forme physique en attachant à divers points sur le lit des élastiques que Nancy étirait dans toutes les directions pour conserver un minimum de tonus. Malgré cela, elle perdait du poids à vue d'oeil, nourrie seulement de bouillon de soupe garni de quelques morceaux de viande autour des os et de riz blanc.

La traction sur sa tête lui permettait de bouger librement, tant qu'elle ne quittait pas le lit. Les premiers jours, elle demandait de l'aide avant de se tourner, ses mouvements s'exécutaient avec lenteur et précision pour éviter de stresser son cou encore fragile et douloureux. Avec le temps, elle put se mouvoir d'elle-même en prenant bien soin de ne faire aucun geste brusque.

Le personnel de soutien de l'hôpital n'en faisait malheureusement pas autant. À tous les jours lorsqu'elle lavait le plancher, la femme de ménage accrochait du manche de sa moppe les pesées attachées au bout de la corde de nylon nouée à la bonne franquette. Nancy lui criait de faire attention mais l'erreur s'est répétée jour après jour jusqu'à ce qu'un des interprètes puisse lui expliquer les conséquences de ses inattentions.

Les poids qui tenaient le cou de Nancy en traction pendaient dans le vide à la tête de son lit

Et comme si le stress n'était pas suffisant, le goutte-à-goutte qui nourrissait le sang de Nancy venait d'archaiques bouteilles de verre dont Nancy avait une peur bleue, craignant que la bouteille se vide et que l'air n'entre dans son système sanguin. Elle ne quittait pas les bouteilles du regard qui trop souvent à son goût étaient changées à la toute dernière minute.

Un jour à la deuxième ou troisième semaine de ce cirque, Nancy m'a fait parvenir un message par le biais d'Anne:

"Je m'ennuie, pourrais-tu me poster un livre de Balzac ou de Steinbeck?"

Ce fut Eugénie Grandet qui fit le voyage vers la Chine, vêtue d'une robe rouge qu'elle avait trouvé au Château. Elle apportait aussi dans sa valise Les raisins de la colère, une lettre d'amour, un jeu de cartes, des friandises et autres babioles pour la distraire pendant son voyage.

Passé au peigne fin par les douaniers de Shenzhen, le colis s'est rendu à destination avec son contenu intact, au grand bonheur de Nancy toujours vissée à son lit.

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Le chauffeur d'autobus me faisait des grands signes pour que je monte, j'avais la poitrine serrée, les nerfs en compote. Pour la deuxième fois en quelques mois, je venais de mettre le pied en Chine. J'ai hésité avant de monter et l'ai regretté aussitôt après, le bus était déjà trop plein et j'arrivais avec une valise. Je suis resté debout jusqu'à ce qu'une place se libère. Je ne savais pas où se trouvait l'hôpital mais je connaissais l'emplacement du parc, après tout je venais d'habiter ici pendant un long mois.

Je me rendis sur place, j'entrai dans la chambre que je partageais avec Nancy et sa consoeur Joy, une histoire qui avait bien fait ricaner et murmurer les Chinois à l'époque où nous étions arrivés. Anne m'aperçut et m'accueillit à bras ouverts comme elle le fait toujours. Nous n'avons pas perdu de temps pour nous mettre en route vers l'hôpital. Par réflexe, je cherchais à remplir le silence de bouts de conversation durant le voyage vers l'hôpital. Réellement cependant toutes mes pensées était concentrées sur celle que j'allais revoir. Je me sentais comme un étranger dans sa nouvelle vie, j'avais une trouille sérieuse de fondre en larmes en la voyant alors que mes intentions étaient de rester fort et positif au début et de n'aborder les questions sérieuses que lorsque nous serions seuls.

Lorsque je l'ai aperçue dans la robe d'Eugénie, tournée vers moi alors que j'arrivais, maigre comme le poteaux de son lit, elle a souri et la faible embarcation sur laquelle je me tenais a chaviré, je suis tombé dans une soupe d'émotions. D'abord le choc de la voir dans cet état, la tête râsée, cette vis et ce boulet qui la maintenaient à son lit, son squelette proéminent. J'ai été envahi par une vague de tristesse incontenable. Mes yeux se sont mouillés alors que je m'approchait d'elle. Mais le choc initial s'est transformé à la vue de son sourire ardent qui trahissait comme moi seul pouvait le lire une joie immense de me voir. Elle était ravissante dans sa robe rouge, elle brillait littéralement dans le soleil qui éclairait sa chambre. Celle-ci débordait déjà de visiteurs, preuve que Nancy était en constante bonne compagnie.

"Comme je suis content de te voir", lui ai-je murmuré à l'oreille après le baiser de la réunion, aussi léger que les ailes d'un papillon.

"Oh moi aussi Burt, si tu savais, si tu savais". Elle éclata en sanglots et longtemps nous nous somme serrés les mains, moi désolé de ne pouvoir la saisir et l'embrasser comme il se devait.

Outre les quelques amis de Nancy qui se trouvaient là, deux VIP venaient aussi d'arriver, les hauts gestionnaires, peut-être même les propriétaires du parc Window of the World. Les roses qu'ils avaient apportées embaumaient la chambre. Nancy eut le réflexe d'honorer leur présence jusqu'à la fin: il aurait été malpoli de les éclipser par l'arrivé innatendue du chum. Malgré cela, ils comprirent bien vite qu'ils étaient de trop, nous n'arrivions pas à nous quitter du regard et ni à nous empêcher de nous lancer des messages non-verbaux dans notre langage propre à nous.

Nancy, Burt et les VIP

Une fois les inconnus partis, le cercle des amis se referma, les tensions diminuèrent. On se raconta des histoires héroïques de l'accident et de l'opération, on vanta le courage de celle qui avait réussi à garder le sourire depuis son accident. Pendant plus d'une heure, j'entendis des bribes de l'histoire de Nancy et c'est à ce moment que je la vis en trois dimensions et que j'en compris vraiment toute l'ampleur et la gravité. Je ne pouvais à mon tour qu'être sidéré devant la force brute et le désir de vivre qui habitaient cette femme.

Puis les amis se sont dissipés et enfin nous étions seuls...

"Mon amour... tu es venu me voir, tu es bien là n'est-ce pas, je ne rêve pas? J'en ai tellement long à te raconter mais avant si tu le veux bien, console-moi, console-moi.

Jamais avant n'avons-nous autant pleuré, nos larmes un mélange de pure joie de nous être enfin vraiment retrouvés, du soulagement total d'avoir échappé à la tragédie, et de la plus profonde des peurs face à ce qui nous attendait.

"Je t'aime Nancy. Je suis là."

"Mon beau Burt, moi aussi je t'aime. Reste avec moi s'il te plaît, j'ai besoin de toi."

Vous connaissez la suite n'est-ce pas...

Je suis resté.

------------ Fin de l'épisode

Un médecin, Nancy et le Dr. Nong le jour où elle s'est levée de son lit...