04 octobre 2006

La chambre bleue

Premier épisode - troisième partie

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Nancy regardait défiler le plafond tandis qu'on roulait la civière vers sa chambre bleue.

"Juste un petit peu, pensa-t-elle, encore un instant et je pourrai me reposer".

Déphasée et meurtrie, ses muscles arrivait enfin à se détendre, la douleur encore assommante mais tellement moins intense que sous les couteaux des chirurgiens.

"Le pire est passé, se dit-elle en tentant de sonder le trou laissé sur sa hanche mais sans trop y parvenir à travers l'épais bandage. Ce nouveau cratère sur son bassin allait la faire souffrir encore un peu mais c'était le prix à payer pour avoir retrouvé la possibilité de le masser de ses propres doigts lorsqu'il lui en viendrait l'envie.

"Ils m'ont sauvé la vie..." Sa reconnaissance envers le Dr. Nong et ses assistants n'avait pas de bornes mais elle avait enrore peine à croire que cette histoire se terminerait bien.

La cicatrice sur le devant de sa gorge était aussi recouverte d'un bandage, à l'abri des infections qui menaçaient encore d'y pénétrer. Là aussi, le temps ferait son oeuvre, que sera sera.

Le vestige le plus étrange et troublant de l'opération se trouvait sur le dessus de son crâne tondu, tenu en position par des vis mises en place quelques minutes auparavant, toujours sous l'anesthésie réconfortante de la voix de Zoé. Elle ne tarda pas à comprendre l'utilité pratique de ce bout de métal qui envahissait sa tête, grotesque excroissance aux surfaces polies.

"Nous allons placer votre cou en traction pour favoriser la tenue du greffon". L'objet n'était autre que la version médicale d'un oeillet, crochet fermé sur lequel on attache une corde. "Vous ne pourrez pas quitter votre lit pendant au moins un mois", avait dit le Dr. Nong.

"Merde", pensa Nancy, soudainement lasse, ça ne finira donc jamais.

La chambre bleue n'avait rien d'un hôtel quatre étoiles. Ses murs recouverts de céramique étaient dénudés de tout ce qui rend un espace agréable au regard. Le minuscule lit qui semblait sorti tout droit d'un épisode de M*A*S*H était recouvert de rouille malgré d'innombrables couches de peinture pour l'en préserver. On pouvait blâmer les différences culturelles pour l'absence de toilette que Nancy n'aurait pas pu utiliser de toute façon, mais il était difficile d'entrevoir les raisons qui justifiaient l'absence d'un robinet d'eau chaude dans une chambre d'hôpital, remplacé par un thermos aux dimensions épiques qui était rempli quotidiennement par une petite dame et sa chaudière sur roues.

Nancy voyait toutefois le beau côté des choses: il y avait une fenêtre dans sa chambre bleue et, ô luxe impensable pour les autres bénéficiaires de l'établissement, elle y habitait seule. La plupart des autres pensionnaires partageaient le même lit liliputien, à deux et parfois même à trois!

"Nous allons t'arranger cette chambre Nancy" firent ses amis en cette veille de l'année du Rat. Sur les murs se sont montées affiches et décorations traditionnelles qui pimentèrent un peu le décor.

Nancy, le cou en traction dans sa chambre bleue, environ 24h après l'intervention.


Ce sont ces mêmes amis qui ont pris soin d'elle car aucune infirmière en blouse blanche ne visitait les patients. Typiquement dans ce coin du monde, ce sont les familles qui veillent aux soins de leur frères et soeurs, filles et fils malades. Les camarades de Nancy lui ont fait sa toilette, l'ont nourri, raconté les histoires et les potins courants, lu les fax que je lui envoyais quotidiennement, tenu compagnie pendant de longues journées en lui massant les bras et les jambes, le dos et les fesses pour ne pas que Nancy développe des plaies de lit. Parmi ceux là, la tendre Anne fut d'un grand secours, sans oublier de mentionner Mimi et Joy, Jo, Dany et Brian.

Ce sont eux aussi qui se sont préoccupés qu'elle garde la forme physique en attachant à divers points sur le lit des élastiques que Nancy étirait dans toutes les directions pour conserver un minimum de tonus. Malgré cela, elle perdait du poids à vue d'oeil, nourrie seulement de bouillon de soupe garni de quelques morceaux de viande autour des os et de riz blanc.

La traction sur sa tête lui permettait de bouger librement, tant qu'elle ne quittait pas le lit. Les premiers jours, elle demandait de l'aide avant de se tourner, ses mouvements s'exécutaient avec lenteur et précision pour éviter de stresser son cou encore fragile et douloureux. Avec le temps, elle put se mouvoir d'elle-même en prenant bien soin de ne faire aucun geste brusque.

Le personnel de soutien de l'hôpital n'en faisait malheureusement pas autant. À tous les jours lorsqu'elle lavait le plancher, la femme de ménage accrochait du manche de sa moppe les pesées attachées au bout de la corde de nylon nouée à la bonne franquette. Nancy lui criait de faire attention mais l'erreur s'est répétée jour après jour jusqu'à ce qu'un des interprètes puisse lui expliquer les conséquences de ses inattentions.

Les poids qui tenaient le cou de Nancy en traction pendaient dans le vide à la tête de son lit

Et comme si le stress n'était pas suffisant, le goutte-à-goutte qui nourrissait le sang de Nancy venait d'archaiques bouteilles de verre dont Nancy avait une peur bleue, craignant que la bouteille se vide et que l'air n'entre dans son système sanguin. Elle ne quittait pas les bouteilles du regard qui trop souvent à son goût étaient changées à la toute dernière minute.

Un jour à la deuxième ou troisième semaine de ce cirque, Nancy m'a fait parvenir un message par le biais d'Anne:

"Je m'ennuie, pourrais-tu me poster un livre de Balzac ou de Steinbeck?"

Ce fut Eugénie Grandet qui fit le voyage vers la Chine, vêtue d'une robe rouge qu'elle avait trouvé au Château. Elle apportait aussi dans sa valise Les raisins de la colère, une lettre d'amour, un jeu de cartes, des friandises et autres babioles pour la distraire pendant son voyage.

Passé au peigne fin par les douaniers de Shenzhen, le colis s'est rendu à destination avec son contenu intact, au grand bonheur de Nancy toujours vissée à son lit.

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Le chauffeur d'autobus me faisait des grands signes pour que je monte, j'avais la poitrine serrée, les nerfs en compote. Pour la deuxième fois en quelques mois, je venais de mettre le pied en Chine. J'ai hésité avant de monter et l'ai regretté aussitôt après, le bus était déjà trop plein et j'arrivais avec une valise. Je suis resté debout jusqu'à ce qu'une place se libère. Je ne savais pas où se trouvait l'hôpital mais je connaissais l'emplacement du parc, après tout je venais d'habiter ici pendant un long mois.

Je me rendis sur place, j'entrai dans la chambre que je partageais avec Nancy et sa consoeur Joy, une histoire qui avait bien fait ricaner et murmurer les Chinois à l'époque où nous étions arrivés. Anne m'aperçut et m'accueillit à bras ouverts comme elle le fait toujours. Nous n'avons pas perdu de temps pour nous mettre en route vers l'hôpital. Par réflexe, je cherchais à remplir le silence de bouts de conversation durant le voyage vers l'hôpital. Réellement cependant toutes mes pensées était concentrées sur celle que j'allais revoir. Je me sentais comme un étranger dans sa nouvelle vie, j'avais une trouille sérieuse de fondre en larmes en la voyant alors que mes intentions étaient de rester fort et positif au début et de n'aborder les questions sérieuses que lorsque nous serions seuls.

Lorsque je l'ai aperçue dans la robe d'Eugénie, tournée vers moi alors que j'arrivais, maigre comme le poteaux de son lit, elle a souri et la faible embarcation sur laquelle je me tenais a chaviré, je suis tombé dans une soupe d'émotions. D'abord le choc de la voir dans cet état, la tête râsée, cette vis et ce boulet qui la maintenaient à son lit, son squelette proéminent. J'ai été envahi par une vague de tristesse incontenable. Mes yeux se sont mouillés alors que je m'approchait d'elle. Mais le choc initial s'est transformé à la vue de son sourire ardent qui trahissait comme moi seul pouvait le lire une joie immense de me voir. Elle était ravissante dans sa robe rouge, elle brillait littéralement dans le soleil qui éclairait sa chambre. Celle-ci débordait déjà de visiteurs, preuve que Nancy était en constante bonne compagnie.

"Comme je suis content de te voir", lui ai-je murmuré à l'oreille après le baiser de la réunion, aussi léger que les ailes d'un papillon.

"Oh moi aussi Burt, si tu savais, si tu savais". Elle éclata en sanglots et longtemps nous nous somme serrés les mains, moi désolé de ne pouvoir la saisir et l'embrasser comme il se devait.

Outre les quelques amis de Nancy qui se trouvaient là, deux VIP venaient aussi d'arriver, les hauts gestionnaires, peut-être même les propriétaires du parc Window of the World. Les roses qu'ils avaient apportées embaumaient la chambre. Nancy eut le réflexe d'honorer leur présence jusqu'à la fin: il aurait été malpoli de les éclipser par l'arrivé innatendue du chum. Malgré cela, ils comprirent bien vite qu'ils étaient de trop, nous n'arrivions pas à nous quitter du regard et ni à nous empêcher de nous lancer des messages non-verbaux dans notre langage propre à nous.

Nancy, Burt et les VIP

Une fois les inconnus partis, le cercle des amis se referma, les tensions diminuèrent. On se raconta des histoires héroïques de l'accident et de l'opération, on vanta le courage de celle qui avait réussi à garder le sourire depuis son accident. Pendant plus d'une heure, j'entendis des bribes de l'histoire de Nancy et c'est à ce moment que je la vis en trois dimensions et que j'en compris vraiment toute l'ampleur et la gravité. Je ne pouvais à mon tour qu'être sidéré devant la force brute et le désir de vivre qui habitaient cette femme.

Puis les amis se sont dissipés et enfin nous étions seuls...

"Mon amour... tu es venu me voir, tu es bien là n'est-ce pas, je ne rêve pas? J'en ai tellement long à te raconter mais avant si tu le veux bien, console-moi, console-moi.

Jamais avant n'avons-nous autant pleuré, nos larmes un mélange de pure joie de nous être enfin vraiment retrouvés, du soulagement total d'avoir échappé à la tragédie, et de la plus profonde des peurs face à ce qui nous attendait.

"Je t'aime Nancy. Je suis là."

"Mon beau Burt, moi aussi je t'aime. Reste avec moi s'il te plaît, j'ai besoin de toi."

Vous connaissez la suite n'est-ce pas...

Je suis resté.

------------ Fin de l'épisode

Un médecin, Nancy et le Dr. Nong le jour où elle s'est levée de son lit...

6 commentaires:

Anonyme a dit...

... j'en suis sans mot.

Votre histoire m'a dans l'ordre, attendrie, donnée une chute de pression (moi et les histoires d'oppération...) pour finalement me fait pleurer.

Longue vie à votre amour!

Haska a dit...

Merci d'avoir partagé votre vécu!!!
Elle est tellement belle votre histoire et Nancy est vraiment courageuse!!!
Je voudrait dire plein de chose mais juste de savoir que vous êtes là encore et heureux!!
Me fait du bien au coeur!!
Merci!!!

Doparano a dit...

Quelle belle histoire d,amour.

incroyable à croire, à lire mais...on la sent bien :)

Anonyme a dit...

Moi qui habituellement est pas trop sensible pour un gars...

J'avoue avoir été bien ému de votre histoire ...

Je vous sugère fortement de resortir de le texte de votre blogue et d'en faire un livre ...

Mille merci pour ce moment d'émotion!

Unknown a dit...

@tous: merci! nous sommes bien heureux qu'elle vous ait plu.
@anonyme2: j'aimerais bien alors si tu connais un éditeur... ;)

Unknown a dit...

@l'or: peut-on parler de vulgaire petite opération dans ton cas?
@marc: merci! Comment ça va dans ton coin de la province?