15 septembre 2006

Les trésors de l'Orient

Premier épisode - première partie
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C'est sur le trottoir en attendant un taxi que j'ai embrassé Nancy pour la dernière fois avant son accident. C'était un matin d'hiver un peu avant l'aube, les rues de Tsim Sha Tsui s'étaient à peine vidées qu'elles se remplissaient d'un sang nouveau, celui des gens d'affaire, globules gris et noirs qui contrastaient lourdement avec les fêtards rouges et blancs de la veille. Même dans cette jeune lumière, le quartier touristique de Hong Kong conservait toute sa magie et son exotisme, jamais nous n'aurions pu nous y sentir chez nous. Dès notre sortie de l'avion un mois auparavant, les odeurs tropicales nous avaient violamment assaillies et cette journée ne faisait pas exception en nous lançant au visage un mélange insupportable de l'air de la baie, du smog de la ville et des fonds de ruelles insalubres que l'on trouvaient dans tous les coins, domaine incontesté de rats plus gros que des chats. Le soir venu, nous avions quand même parcouru les rues sur-éclairées au néon, content de se baigner dans ce bouillon touristique oriental qui nous prenait au coeur et créait dans nos jeunes esprits un tourbillon de possibilités et de contradictions.

La fraîcheur de la lune et le vent de la baie avaient heureusement balayé les restes de la nuit: les odeurs et la grouillante masse humaine avaient presque complètement disparu au petit matin. Presque seuls sur le bord de la route, nous nous sommes serrés encore un peu, j'avais les yeux remplis de larmes, ne sachant plus à quoi m'en tenir.

Comme il aurait été simple et beau de commencer notre histoire d'amour en ce lieu mystérieux. Il nous aurait marqué de souvenirs ineffaçables, amplifiés par un dépaysement total et par un flot constant d'adrénaline que nous procuraient nos poches vides à l'autre bout de la planète. À la place, j'avais l'impression que notre histoire d'amour allait se terminer et le vide que me causait cette seule pensée estompait le décor autour de moi. Il n'y avait plus qu'elle qui existait en cet instant, elle et le maudit taxi qui venait d'arriver, signifiant que j'allais devoir bientôt partir sans savoir si un jour je pourrais la tenir à nouveau contre moi ainsi.

Dans un brouillard de douleur, je l'ai vue s'éloigner, immobile sur le trottoir tandis que je roulais tristement en regardant par la lunette arrière. Lorsque la voiture bifurqua vers l'aéroport, elle disparut avec le reste de ma réalité. Je suis resté songeur un long moment, récapitulant les instants que nous venions de passer ensemble dans la ville de Shenzhen.

Jamais nous n'aurions cru pouvoir faire un jour ce voyage mais l'occasion qui s'était présentée était trop belle pour manquer, une sortie d'un mois complet en Chine populaire, dans une des zones économiques spéciales nouvellement créées par le gouvernement.

Le contrat était simple: Nancy et sa troupe de troubadours volants, une équipe haut en couleurs de plongeurs, gymnastes et acrobates, allaient devoir passer six mois de leur vie dans un parc thématique désirant y intégrer des attractions occidentales. Malgré nos démêlées amoureuses de l'époque, Nancy avait quand même insisté pour que je les accompagne aussi longtemps que me le permettrait mon métier de soldat, une perm qui s'était soldé à quatre semaines bien comptées couvrant tout le mois de décembre de 1995.

L'expérience avait été enivrante et riche en émotions culturelles. Dès notre arrivée via Hong Kong à Shenzhen, une ville au taux de croissance parmi les plus élevés au monde, l'Orient s'est déroulé devant nous, peignant une toile aux couleurs inconnues, dressant une barrière linguistique infranchissable où les seuls symboles familiers se soldaient aux chiffres de zéro à neuf. Des interprètes nous avaient aidé à démarrer, nous montrant les emplacements importants comme le bureau de poste, l'épicerie, la cantine, le marché. Nous avions vite compris que nos transactions avec les commerçants devraient être marchandées et la calculette présente sur tous les comptiors de magasins nous a bien servi pour entrer dans les négociations de prix, la touche C servant à signifier son désaccord et à entrer un autre prix. Personne ne ressortait jamais perdant de ces amusantes confrontations sans paroles.

Avant que tout l'équipement nécessaire aux spectacles n'arrive sur les lieux, nous avions pu profiter de la richesse du paysage et contempler les merveilles de la Chine. Un jour par exemple, en marchant vers le bureau de poste, une dame nous a sollicité par des gestes à lui acheter un de ses chapeaux, de belles pièces colorées tissées à la main qu'elle vendait 1 yuan chacun. Nous lui en avons acheté deux et lui avons laissé un billet de 10 yuan, probablement l'équivalent de deux dollars canadiens. Lorsqu'elle a compris que nous ne voulions pas la monnaie, ses yeux se sont éclairés puis mouillés, elle se confondait en remerciements et je me souviens que nous avons eu du mal à partir, peut-être parce le moment nous apparaissait comme tristement solonnel. Pendant des semaines, à toutes les fois que passions par là, nous pouvions entendre une voix d'enfant nous crier xie-xie, merci, sa mère non loin avec son sac de chapeaux près d'elle et un immense sourire d'amour sur les lèvres.

Un autre endroit qui nous a marqué se trouvait droit sous nos pieds, dans les briques mêmes du trottoir sur lequel nous marchions. Un vieil homme à chaque jour attachait un bout de ficelle sur un bâton, fermait un oeil et alignait les trois ou quatre briques suivantes, nivelant le sol avec une truelle et un marteau pour que les briques soient bien égales sous le pied. Son travail avançait, mètre par mètre, jour après jour, un vieil homme accroupi qui suivait la philosophie de l'escargot. Nos yeux s'écarquillaient alors lorsque nous constations qu'il avait déposé des kilomètres de ces briques depuis le début de son entreprise et que pas une, pas une ne paraissait déplacée ou mal posée, l'enchainement d'une perfection cartésienne se défilait jusqu'à ce que nos yeux n'arrivent plus à en voir les détails. Nous avions l'impression de fouler l'oeuvre d'une vie, un tableau cubique d'une grande perfection.

Ils étaient là les trésors de l'Orient.

Puis le travail a commencé. Un à un nous avons monté les appareils nécessaires au spectacle qui auraient lieu sur une réplique miniature de la Piazza San Marco dans le parc Window of the World. Parmi les éléments du puzzle se trouvaient une piscine de huit mètres de diamètre sur trois mètres de profondeur pour le spectacle de plongeon de haute voltige, une trampoline pour la comédie et les spectacles acrobatiques et finalement une structure en pylônes d'acier sur laquelle étaient attachés des élastiques servant au numéro de danse aérienne. Après quelques jours à suinter de l'huile de coude, les travailleurs se sont transformés en acrobates et ont débuté leurs répétitions, au total une équipe de neuf beaux et forts athlètes au meilleur de leur forme physique.

La vue de Nancy en train de performer son art m'a toujours ébloui. J'ai passé un nombre incalculable d'heures assis dans les estrades du centre Claude Robillard à Montréal et du PEPS à Québec, deux de ses lieux d'entraînement de prédilection. Un potentiel fou, un corps qui répondait aux moindres de ses exigences, Nancy a toujours été l'archétype de l'athlète. Ses débuts dans le monde du spectacle avient eu lieu à Québec lorsque cette même troupe était venue performer dans un centre d'achats de la région. En un weekend, elle s'était trouvée un job d'été pour aller performer dans différentes villes du Canada et des États-Unis, travail qu'elle a rempli durant les deux étés avant sa graduation. Puis, diplôme en poche, elle avait acceptée ce contrat de six mois en Chine avec ses vieux copains, question de s'éclater un peu avant de commencer le travail sérieux.

C'est un peu cette vie de cirque qui nous avait éloignés à l'époque. On ne se voyait plus l'été, nos vies comme nos intérêts divergeaient lentement, la passion s'estompait petit à petit comme elle le fait pour tous les couples, nous entrions dans la phase dangeureuse qui séparent tant d'âmes qui pourtant auraient juré être soeurs. Nos âmes soeurs... Nancy et moi...

Le taxi arrivait à l'aéroport. Dans quelques heures, j'allais quitter ce pays et probablement perdre mon amour. J'étais loin de me douter de ce qui allait arriver par la suite...

À suivre...

6 commentaires:

Doparano a dit...

Et tu me dis que tu vas nous priver pour toujuors de ta magnifique plume??

J'adore ce début d'histoire, j'ai trop hâte à la suite.

Tu devrais songer à publier un jour, t,as vraiment beaucoup de potentiel, ça parrait que t,adore écrire.

Je trépigne d'impatience

Unknown a dit...

Merci Do, ça me touche...

Anonyme a dit...

de loin le meilleur de tous !
Bert

Anonyme a dit...

Burt,

You once, several years ago when I asked, told me this story which then made me weep, and now again, with your beautiful rendition of this powerful time in your lives, I have the same reaction.

Thank you for sharing it again. It's beautiful!

With hugs XOXO

Anonyme a dit...

Burt ....

The comment above is from me .... I accidentally pressed return too quickly without letting you know who it was from!

Lynn XO

Anonyme a dit...

Oh, votre histoire est magnifique, j'ai hâte de découvrir la suite.