J'entrevoyais cette soirée comme longue, dure et fatiguante. Sur mon mini-calendrier de planification de déménagement est inscrit que ce soir, c'est le tour des vêtements de Nancy d'aller se faire tasser dans le fond obscur d'une boîte de carton. Nancy a un système de gestion du cycle de vie de sa garde-robe qui se résume à un énoncé simple: à mesure que les nouveaux morceaux arrivent, les anciens ne bougent pas.
J'entrevoyais donc cette soirée comme longue, dure et fatiguante.
Mais les petites surprises arrivent toujours lorsqu'on s'y attend le moins, n'est-ce pas? J'ai ouvert le placard pour constater que les mites avaient tout mangé! Il ne restait que quelques robes en acrylique et chandails en polyester, fibres indigestes pour les insectes ravageurs. Puis j'ai réfléchi et me suis souvenu que j'avais apporté avec moi deux grosses boîtes de linge lors de mon périple est-ouest en auto et que Nancy est partie avec une énorme valise. D'une façon ou d'une autre, je n'aurais pas à me taper deux heures de pliage-format-carton et ça faisait mon bonheur.
J'ai décroché un chandail et d'un geste purement instinctif donc impossible à ne pas faire, j'ai inpiré par le nez à travers les fibres colorées. Ce chandail et les quelques autres qui ont suivi sentaient le doux parfum de printemps synthétique de l'assouplisseur. La robe de chambre toutefois a fourni à mes sens un courant d'énergie qui s'est transmis dans ma tête avant même que je n'y pense. Du coup, c'était comme si ma douce Nancy venait d'entrer dans la pièce après son bain, parfumée et emmitoufflée dans l'épais tissu.
J'ai saisi le moment pour me laisser penser à elle un peu, pour l'imaginer près de moi et la regarder sans qu'elle ne le sache, comme je fais si souvent. J'ai eu soudain très envie de la serrer dans mes bras et de lui murmurer que je suis revenu près d'elle, qu'elle n'a plus à s'inquiéter. Cette séparation s'avère plus difficile qu'aucun de nous ne se l'était imaginé, nous avions cru que le temps passerait vite et que nous serions forts et matures, facilement capables de passer à travers quelques mois à vivre éloignés. La réalité est bien différente, chaque journée me déchire le ventre de douleur de ne pas voir mon amour.
Si elle était là, nous serions en ce moment en train de parler. Nous parlerions de l'avancement de notre projet, des enfants qui commencent à apprendre l'anglais, de nos amis qui sont loins des leurs eux aussi. Certainement que durant la conversation, des opinions seraient émises qui ne créeraient pas un accord unanime. Le ton monterait un peu mais il ne faudrait que quelques minutes avant qu'il ne s'adoucisse à nouveau, les regards aussi. Nancy et moi n'avons jamais réussi à rester fâchés l'un contre l'autre bien longtemps, une heureuse conjonction de personnalités compatibles qui a soudé notre union jusqu'à présent.
Si elle était là, nous aurions des plans pour demain car Nancy ne souffre jamais du tarissement du bocal des idées. Ce serait une activité complètement originale et unique, comme aller couper des quenouilles dans le marais de la Jungle2* ou encore conduire jusqu'au Mont St-Hilaire pour aller jouer dans un parc que les enfants n'ont encore jamais vu. Nourrie d'un feu nucléaire inépuisable, elle sait comment convaincre ses hommes, un soupçon plus phlegmatiques, à bouger et se mettre à l'action. Elle nous a appris à Sam et à moi** que les idées les plus spontanées, comme par exemple de décider à sept heures et demie que nous irons pique-niquer à huit heures pour le petit-déj un dimanche matin, sont toujours amusantes.
Si elle était là, elle me demanderait certainement de lui masser le cou et les épaules et pendant une heure, mes doigts suivraient les fibres de ses muscles fatigués. Mes mains en mouvement exécuteraient des gestes précis raffinés par des années de pratique, trouveraient naturellement les points endoloris et les pétriraient pour en faire sortir l'acide lactique. Elle relaxerait, se sentirait bien, ne vivrait pas tous le stress qui l'accable en ce moment.
Si elle était là, si seulement elle était là...
Devant le placard, j'ai senti une dernière fois la robe de chambre avant de la déposer dans la boîte, le ventre serré, pensant que c'est trop.
Quelle folie, à quoi ai-je pensé? Je ne te laisserai plus jamais partir sans moi, Nancy. C'est une promesse.
* La Jungle1 est le terrain vague derrière notre condo. La jungle2 est le bout de terre en jachère entre chez nous et le centre d'achats.
** Pounne n'a pas appris cela, elle le savait déjà.
15 juin 2006
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