27 avril 2006

Les débuts d'une vie mouvementée

Certaines personnes qui lisent ce blogue m'ont dit que nous avions du courage d'entreprendre une telle aventure et j'ai senti de par leur approche et leurs gestes que ces paroles étaient inspirées, comme si ce que Nancy et les enfants et moi faisions tenait de l'extraordinaire. Même si je ne peux pas nier que l'étape que nous vivons en ce moment, la vie partagée entre St-Hubert et Las Vegas, apporte sa part de stress et de solitude, on ne peut pas dire qu'on se sente aux frontières de l'extraordinaire.

C'est peut-être parce la nouvelle du contrat avec le cirque n'est pas venue au moment où on s'y serait le moins attendu. Après tout, lorsque Nancy est revenue de sa première tournée en 2004, les gens là-bas lui avaient clairement dit qu'ils la rappelleraient au moment où ils auraient besoin d'elle. Bien sûr, nous ne savions pas que Mimi serait enceinte exactement à ce moment-là, mais elle venait de se marier avec Trevor (hey buddy, you still owe me a lap dance) et le timing de son annonce n'était pas entièrement une surprise. Nous y avions donc déjà pensé, et fait des plans, et retourné la question sous toutes ses coutures, et encore, et encore.

Il y a aussi le fait que depuis que je vis avec Nancy, il n'y a plus grand chose pour me surprendre à son sujet. Dans cette famille, et c'était comme ça avant que ça ne soit une famille, on ne sait jamais ce qui nous attend, on sait seulement que ça va venir. Durant ces dernières seizes années, alors que Nancy essayait d'apprivoiser mon côté résistif au changement, moi j'apprivoisais son mode de vie et de pensée bohème. À quelque part au milieu, nous nous sommes rejoints et évoluons au moment présent dans des directions parallèles, une phase de notre vie de couple que je trouve exaltante.

Mais que de chairs de poule et d'estomacs noués ai-je subi depuis que nos vies se sont croisées? Je me souviens, au tout début de notre relation, nous étions sur la base militaire de Chilliwack car, à peu près au même moment dans le cosmos, nous avons tous deux décidé de joindre les Forces canadiennes. Il faut dire que la pub à la télévision à cette époque était vraiment accrocheuse et c'était avant les fiascos des Bush, père et fils. Nous allions donc faire notre part pour le pays mais avant, il y avait le camp d'entraînement, pas aussi salaud que dans Full Metal Jacket mais presque. Aujourd'hui, avec tout ce qu'on sait, on ne voudrait jamais retourner au camp d'entraînement mais un jeune homme ou une jeune femme qui veut servir son pays n'a pas le choix, c'est l'endoctrinement dans le système et on doit y passer.

Nous en avions pour sept semaines mais les semaines paraissaient comme des mois, interminable, insurmontables. Quand le weekend venait, nous savions que nous passerions notre samedi à faire du lavage et notre dimanche après-midi à préparer notre inspection du lundi. Pour toute forme de divertissement ou de relaxation, il y avait le dimanche matin.

Encore mou d'avoir trop dormi jusqu'à 8h, j'étais à l'extérieur à regarder le camp se réveiller quand Nancy mis le pied dehors et vint se poster à côté de moi.

"Que fais-tu avant-midi?"

- Sais pas, répondis-je, je vais rester tranquille à la baraque et lire un livre peut-être, et toi?

- Est-ce que ça te tente de venir cueillir des mûres?

La base militaire de Chilliwack, tapie au pieds des montagnes dans la luxuriante vallée de l'Okanagan en Colombie Britannique, regorgeait de mûre en cette saison. Nous étions passés maintes fois au pas de course ou chargés de fourbi près de ces arbustes lourds de fruits, sans jamais pouvoir y toucher car le devoir passait avant tout.

En ce dimanche avant-midi, pieds nus sur le béton à l'ombre, appréciant le froid entre mes orteils qui avaient toujours trop chaud ces jours-là, j'avais devant moi une proposition de cette eurasienne en cuissards et en t-shirt de peloton, la peau brune d'avoir passé la semaine précédente en bivouac, le sourire accrocheur. Mon coeur a manqué deux battements: le premier parce que Nancy venait de m'inviter et le deuxième parce que j'étais déjà engagé dans une relation. Une seconde plus tard, le dilemme moral s'estompait dans la tête de ce jeune adulte mâle qui découvrait la vie. J'ai accepté et nous avons ramassé nos casques d'acier avant de partir, la mentonnière servant de poignée à nos seaux improvisés.

Nous avons marché jusque sur les bords d'une belle rivière à quelques centaines de mètres derrière la baraque. Nos casques se sont vite remplis, puis vidés. Les lèvres rouges, nous avons écouté le bruit de l'eau, sans se toucher ni même se regarder, notre inaction trahissant nos pensées contraires à cette attirance qui naissait.

Un soir plus tard, nous sommes allés prendre une marche à la brunante. Nancy avait pris la peine de prendre deux fruits et de les mettre dans ses poches avant de sortir du mess au souper. Sous un lampadaire au mercure qui projetait une lumière d'un blanc assommant, elle sortit la surprise, les mains rondes devant elle et me demanda lequel des deux je voulais. Une pomme et une pêche. Choix facile pour moi, je n'aimais pas beaucoup les pêches.

"La pomme."

- Ah..., fit-elle.

- Quoi? Aurais-tu préféré la pomme?

- Non, non, je te laisse la pomme si tu la veux.

- J'insiste, prends la pomme.

Et c'est ce qu'elle fit. La pêche fut, à ma grande surprise, si délicieuse que je mange encore de ce fruit jusqu'à ce jour. Ce n'est que plus tard que Nancy m'a avoué que toute cette histoire était une mise en scène pour que j'obtienne la pêche et qu'en fait, la pêche est son fruit préféré! J'ai décidé à ce moment là que cette femme était spéciale dans sa façon d'obtenir ce qu'elle voulait. C'est un trait de caractère qui m'a toujours beaucoup plu chez elle.

Nous nous sommes donc mis à passer plus de temps ensemble et un soir, elle me lança le défi d'une partie d'échecs après le souper, dans la bibliothèque du mess. Je ne refuse jamais un défi aux échecs. J'ai passé mes années à l'école secondaire à y jouer presqu'à tous les jours, le plus souvent contre les mêmes partenaires. Je me sentais d'attaque pour relever ce défi et vingt minutes plus tard, le sourire en coin, je la félicitais pour sa brillant victoire, cuisante dans mon orgueil mais tellement édifiante pour cette belle venue de nulle part.

L'été s'est achevé et ce n'est qu'à la toute fin que nous nous sommes embrassés. Le lendemain, je devais retourner chez moi à Québec, à ma vie passée alors qu'elle s'envolait pour le Royal Military College de Kingston. Nous ne savions pas si nous allions nous revoir et nous nous sommes tenus, l'un contre l'autre, sur le banc de l'aéroport de Vancouver, les yeux brumeux. Notre au revoir me laissa une lourdeur qui ne s'effaça pas par la suite.

J'étais loin de me douter de ce que le reste de ma vie me réservait...

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